Un conte vaudois

Le boeuf à Sami

Tiré de A. CERESOLE, Contes du Pays de Vaud, Sierre, éd. A la Carte, 2008, p.42-45.

Conte qu’on se racontait traditionnellement "En cassant les noix" :

"Souviens-toi du bœuf à Sami !" avait dit la brave Madelon à David, son homme, dans un accès d’indignation bien justifiée.
Qu’avait-elle voulu dire par là ?
Voici le fait.

Leur voisin Samuel Ballivau, dit Sami, possède un grand domaine avec une belle écurie, et fait, en hiver, un peu de distillerie.
Dans sa cave, située près de l’étable, il avait transvasé dans un tonneau neuf quelques brantées d’eau-de-vie. Le liquide ne pouvant pas tout aller dans le nouveau vase, Sami avait versé ce qui restait dans un  « seillon » qui demeura jusqu’au soir près de la porte d’entrée de l’écurie.
Lorsque ce fut l’heure de « gouverner », Sami fit sortir son bétail pour l’abreuver à la fontaine. Il avait alors un très beau bœuf du nom de Botza, au manteau rouge tacheté de blanc. Lorsque ce bel animal mit à son tour la tête hors de l’étable, ses yeux furent attirés par le « seillon » où se trouvait, semblait-il, une eau parfaitement pure.
Il faut que ce jour-là Botza ait eu de la fièvre, une soif à tout vider et des narines de carton, car il eut à peine vu le liquide qu’il se dirigea de son côté, y plongea le museau et vida le « seillon » en trois gorgées.
–    Mâtin, quel goût ! se dit-il.

Botza se redressa subitement, renifle, se secoue, brame, lève la queue et se précipite vers la fontaine pour y plonger ses narines et calmer l’incendie qui brûle dans son gosier.
Là, près du bassin, et sur le moment de rentrer à l’écurie, une ou deux vaches s’approchèrent du pauvre Botza, sans doute par façon d’amitié ; mais, en le flairant au museau, elles semblèrent se méfier de lui et lui dirent :
–    Mais, mon pauvre ami, où t’es-tu embardoufflé pour empester de la sorte ?
Il y eut jusqu’au jeune taureau « Fleuri », tacheté de noir et blanc, arrivé depuis peu de la Gruyère, qui, en voyant la mine abattue du pauvre Botza, fit ses réflexions. A un moment donné, on le vit dresser la tête, tendre le cou, retrousser ses lèvres, montrer ses dents, en l’air, comme s’il voulait dire :
–    Ah ! elle est bonne celle-là !

Botza, mal à l’aise, regarda du côté de l’écurie, alla tant bien que mal se mettre au chaud, mais non sans avoir, en passant, flanqué un formidable coup de pied au fatal seillon, qui s’en fut rouler sur le paver.
Rien d’insolite ne se passa d’abord : vaches et génisses ruminaient à leur place, pensant sans doute à ce qui avait bien pu arriver à ce pauvre Botza… Mais, au bout d’une heure, voilà que celui-ci entra tout à coup en furie. Comme enragé, fou, on le vit tirer sur sa corde, dresser la queue, rouler les yeux, souffler ave colère, s’effrayer, bondir, turter, ébranler son râtelier du choc de ses cornes, bouleverser le foin de sa crèche, hurler, jusqu’à ce qu’enfin essoufflé, éreinté, faisant mal à voir, on le vit s’abattre sur la paille écumant de rage et de fureur.
Au bruit de ce vacarme, Sami accourt avec les domestiques. On se regarde. On s’interroge.
–    C’est une crise !
–    On lui a jeté un mauvais sort !
–    Il est tombé du haut mal !
–    On l’a ensorcelé !
–    Il est perdu !
–    Vite au vétérinaire !

On eut bientôt la clef du mystère. Botza avait bu du kratz.
Que faire ?
On le laissa tranquille, bien tranquille. On l’entoura de paille fraîche ; on l’y laissa reposer à l’aise. Il resta couché et dormit pendant de longues heures.
Lorsqu’il revint à lui, ses yeux étaient battus et tristes. Il regarda de droite et de gauche, se demandant ce qui s’était passé depuis l’instant où il avait été à la fontaine. Pendant longtemps, il ne voulut rien manger, ni boire. Il n’avait plus d’appétit et mit un assez long temps à se remettre.
Inutile d’ajouter que la leçon profita. En bœuf intelligent qu’il était, et qui tient à sa propre conservation, Botza ne remit plus le nez dans un seillon d’eau-de-vie ; vous pouvez en être sûrs. L’odeur seule le mettait en fureur.
En effet, chose curieuse lorsqu’un jour, par plaisanterie, on essaya, près de la fontaine, de lui tendre une seille contenant un peu d’eau-de-vie, Botza ne cacha pas sa manière de voir ; on le vit renifler avec horreur, faire un violent écart et se sauver en beuglant dans le verger.
Bien plus ! Quand il revint de son escapade, on remarqua même à plusieurs reprises qu’il se méfiait de passer près du banc où se trouvait le seillon qui l’avait enivré pour la seule et dernière fois de sa vie.

Après ce que je viens de conter, que l’homme qui a de l’entendement réfléchisse et compare. Que celui qui se dit le « roi de la création » par son intelligence, mais qui l’est souvent si peu par sa volonté, ne craigne pas de se répéter souvent : "Pense au bœuf à Sami!"

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