Point séance

Séance du Grand Conseil du mardi 18 janvier 2022, point 5 de l'ordre du jour

Texte déposé

A l’heure où les infox (ou fake news), les thèses complotistes ou révisionnistes, voire d’autres formes de dénigrements infondées gangrènent de plus en plus les médias de toute sorte, il apparaît plus que jamais indispensable de doter les futur·e·s citoyen·ne·s que sont les élèves de moyens de décrypter, analyser et comprendre le flot d’informations plus ou moins véridiques qui les inonde à tout instant.

Parmi les disciplines scolaires, l’histoire s’est toujours avérée être une des sciences humaines[1] fondamentales à même de permettre la prise de distance critique[2] ou d’opérer un décentrement, tant par sa matière que par ses méthodes. A ce titre, elle a déjà été un objet de préoccupation du Grand conseil ces dernières années[3] et mérite à nouveau toute notre attention. En effet, après avoir subi au début des années 2000 diverses attaques visant à en réduire la dotation horaire, notamment lors de la révision de la maturité professionnelle en 2012 qui déclassait l’histoire de branche fondamentale en discipline complémentaire, un consensus s’est fait jour sur Vaud pour garantir un minimum de deux périodes d’enseignement de l’histoire au Secondaire I.

Si on ne peut que se réjouir de la reconnaissance même partielle de l’importance de cette discipline dans le cursus des élèves vaudois·es, toute menace de perte de substance n’en est pas éloignée pour autant. De fait, comme dit plus haut, l’exercice du regard critique et constructif sur le présent et l’avenir à l’aide du passé ne se fonde pas que sur de la matière, mais également sur des supports.

Or, dans ce domaine, de nouveaux outils, élaborés pour la première fois au niveau romand[4], sous l’égide de la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP), ont été distribués dans les classes vaudoises. Introduits progressivement, ces ouvrages ont d’abord concerné les classes de neuvième (2019), ensuite celles de dixième (2020) et finalement celles de onzième (2021) année. Quand bien même on pourrait se féliciter de l’aboutissement d’une telle collaboration permettant de tendre vers des méthodes d’enseignement et des objectifs pédagogiques communs, conformes à la volonté populaire exprimée lors de l’acceptation, en 2006, des nouveaux articles constitutionnels (concordat HarmoS), les versions définitives dudit outil didactique révèlent des biais, voire des lacunes, inquiétants quant à la pertinence et du contenu, et des moyens d’analyse.

Thématiquement, par exemple, un pan complet de l’histoire, pourtant largement sur le devant de la scène politique suisse et vaudoise ces dernières années, en l’occurrence l’histoire du rapport entre les femmes et les hommes[5] ou encore la construction historique des identités sexuelles, n’est présent que de manière superficielle. Un autre aspect, comme la question du climat et des conséquences des activités humaines sur l’environnement figure étrangement tout à la marge des sujets traités[6]. La citoyenneté passe pour le parent pauvre, alors qu’elle se trouve officiellement dans le programme des MER de la CIIP et qu’elle a aussi fait l’objet d’un dépôt dans cette assemblée[7].

A ces manques dans le contenu s’ajoute le fait que les supports du décodage que sont principalement les sources historiques authentiques, notamment les textes ou les images, sont d’une consistance très critiquable, voire anachronique[8] , à un moment où il apparaît de plus en plus indispensable de bien préparer les futur·e·s citoyen·ne·s à la lecture de textes complexes et à l’analyse de problèmes ou arguments nuancés.Par ailleurs, la part « helvétique » des chapitres reste plutôt anecdotique[9].

Finalement, dans leur forme actuelle, les ouvrages ne laissent guère la possibilité d’une utilisation autonome par les élèves. De fait, en l’état l’appréhension de la matière ne peut se passer de la médiation de l’enseignant·e, ce qui n’est pas sans poser problème pour des élèves issu·e·s de milieux socio-culturels moins favorisés et représente une belle entorse à l’égalité des chances. Alors que les élèves issus de milieux socio-culturels élevés ont des contacts extra-scolaires avec la discipline historique, les élèves de milieux socio-culturels défavorisés risquent d’être confronté·e·s à ces seuls manuels, qu’elles/ils ne pourront pas consulter de manière indépendante.

Aux considérations susmentionnées, il faut ajouter le fait que le suivi scientifique de l’élaboration de l’ouvrage apparaît plutôt obscur. D’après nos informations, divers·es conseillères et conseillers scientifiques ont quitté le navire en cours de route. D’autres ne sont pas connu·e·s. Au niveau de la CIIP, peu d’informations circulent, aussi bien sur les lignes directrices générales que sur la validation ou relecture par un comité scientifique. Ce flou laisse logiquement la place à des interrogations, comme à des doutes sur la solidité et la rigueur de la démarche.

A titre de comparaison, il en était tout autrement dans les années 1990 lorsque le DIPC, à la suite de la réforme scolaire votée en 1984, avait mandaté des historien·ne·s formé·e·s à une méthode scientifique et critique d’élaborer un manuel pour les classes du secondaire vaudois. Il s’agissait du manuel intitulé Histoire générale, publié communément par Loisirs et pédagogies et Edipresse livres, qui se déclinait en deux versions et plusieurs volumes[10]. Au terme de débats autour de la teneur et des angles d’approche un processus conjointement accompagné par des représentant·e·s des enseignant·e·s, du département et des auteur·e·s avait permis de créer des moyens d’enseignement en adéquation avec les besoins et les attentes du terrain, en l’occurrence le cycle secondaire vaudois de l’époque. Ce processus n’a naturellement pas été sans poser certains problèmes, mais a permis de déboucher sur des ouvrages dont la qualité et la rigueur scientifique avaient été reconnues.

Au vu des enjeux conséquents pour l’avenir de l’enseignement de l’histoire déjà évoqués plus haut, on est en droit de se demander pour quelles raisons des processus plus transparents, scientifiquement plus en écho avec la recherche contemporaine et véritablement en adéquation avec les objectifs d’éducation citoyenne, n’ont pas prévalu à l’élaboration des MER qui servent de support depuis la rentrée 2019 aux élèves vaudois·es et romand·e·s.

 

En considérant ce qui précède, les questions suivantes se posent:

 

- Les responsables pédagogiques de la DGEO sont-elles/ils en mesure d’assurer que le niveau d’analyse des élèves (taxonomie) visé par les objectifs du PER puisse être effectivement atteint au moyen des nouveaux manuels?

- Ces mêmes élèves sont-elles/ils en mesure de se confronter à la complexité de l’écrit et des enjeux sociaux du XXIe siècle à l’aide d’une méthode de lecture des sources appropriées?

- Un système de suivi sur Vaud de l’adéquation du matériel didactique est-il prévu pour l’ensemble des trois volumes dorénavant disponibles?

- La HEP-VD prévoit-elle de continuer d’offrir des cours de formation continue, comme elle a commencé à le faire, afin de permettre aux enseignant·e·s de s’approprier le contenu et les démarches du nouvel outil?

- Un guide méthodologique à l’attention des enseignant·e·s vaudois·es accompagnera-t-il le nouveau moyen d’enseignement ou sera-t-il, le cas échéant, mis en chantier?

- Du matériel complémentaire sera-t-il proposé aux enseignant·e·s, eu égard notamment aux lacunes relevées plus haut?

- Quel dispositif d’accompagnement des élèves est prévu, dans les différents niveaux d’enseignement (VP ou VG) ? Comme pour les enseignant·e·s, les élèves disposent-elles/ils d’auxiliaires leur permettant une véritable appropriation intellectuelle de l’ouvrage? Autrement dit, l’autonomie des élèves face à des manuels par endroits lapidaires est-elle assurée?

- Une évaluation du type ECR est-elle prévue pour jauger et vérifier l’appropriation des contenus historiques chez les élèves vaudois·es en fin de cycle II et III?

- Une structure de répondant·e·s dans les établissements à même de garantir une bonne utilisation desdits manuels, sur le modèle des chef·fe·s de file des gymnases, a-t-elle été prévue?

 

Dans l’attente d'un rapport du Conseil d’Etat au sujet des différents points évoqués ci-dessus, nous le remercions de la suite qu'il donnera à nos interrogations.

 

[1] Selon la terminologie officielle, il faut parler de Sciences humaines et sociales (SHS) qui comprennent encore la géographie et la citoyenneté.

[2] Le PER SHS formule cela ainsi : «Développer des compétences civiques et culturelles qui conduisent à exercer une citoyenneté active et responsable […]»

[3]Cf. notamment le postulat de Sylvie Podio et consorts: «Pour un renforcement rapide de l’enseignement du français et de l’histoire au secondaire I», 3 mai 2016, [16_POS_170].

[4] Nommé pour cette raison Moyen d’enseignement romand (MER).

[5] Le troisième volume y consacre, dans son premier thème, deux pages (pp. 20-21) sur cent septante-trois…

[6] Toujours dans le même volume, une simple demi-page (p. 23) est dédiée à la «Prise de conscience écologique», tandis que le deuxième volume qui traite de «L’âge industriel» sur un chapitre (chapitre 9, pp. 94 à 109) ne souffle mot des retombées de ce dernier sur le monde contemporain. Tout cela en dépit du fait que depuis déjà une vingtaine d’années, des scientifiques ont développé le concept d’anthropocène pour désigner la phase de l’histoire à partir de laquelle l’écosystème terrestre a été fondamentalement modifié par la présence humaine. Une notion et une approche de l’histoire fondamentale par les temps qui courent et le dérèglement de l’écosystème général.

[7]Cf. entre autres l’interpellation de Claire Richard et consorts : «Instruction civique, éducation à la citoyenneté, instruction politique : où en est-on dans l'école vaudoise aujourd'hui?», 13 juin 2017, [17_INT_713] ; postulat Daniel Develey et consorts : «Revalorisation de la culture générale chez les jeunes : instaurons un mécanisme d'aide à la presse et un cours dédié à l'actualité !», 28 mai 2019, [19_POS_144].

[8]C’est ainsi que dans la partie Antiquité du premier volume qui traite entre autres des jeux olympiques en Grèce une des images illustrant l’allumage de la flamme olympique provient des jeux de Sotchi de 2014 (p. 8)… Sans vouloir polémiquer, au-delà de la distorsion temporelle manifeste, on est en droit de se demander dans quelle mesure la manifestation russe et tous les débats qu’elle a suscités était la plus à même d’illustrer ce volet des activités humaines. Pourquoi ne pas avoir au moins choisi des images de Lillehammer, un événement reconnu pour ses efforts en vue d’une durabilité accrue ?

Plus loin, le concept de croisade (chapitre 9, pp. 116 à 129) fortement discuté dans la communauté historienne ne fait l’objet d’aucune présentation un tant soit peu critique, un positionnement pourtant utile pour de jeunes élèves.

[9] Si les deux chapitres sur la naissance de l’Etat fédéral moderne (Histoire 10è, chapitre 8 et 9, pages 110 à 139) font un état des lieux du XIXè siècle, alors certains enjeux capitaux de la Suisse du XXè et XXIè siècle, comme la thématique des travailleurs saisonniers, plus largement la politique migratoire ou encore les mouvements contestataires des années 1980 dans les grandes villes suisses sont ignorés au profit d’une approche très prudente des relations de la Confédération avec l’Union européenne (Histoire 11è, chapitre 9, pp. 154 à 158).

[10] Pour une mise en perspective de la conception et réalisation des différents ouvrages, voir notamment la Revue historique vaudoise (RHV), « Histoires de manuels et manuels d’histoire dans le canton de Vaud (XIXè-XXè siècles) », Lausanne, SVHA, 1997.

Conclusion

Renvoi à une commission avec au moins 20 signatures

Liste exhaustive des cosignataires

SignataireParti
Blaise VionnetV'L
Yannick MauryVER
Léonard Studer
Daniel DeveleyPLR
Jean-Louis RadiceV'L
Alice GenoudVER
Jean-Marc Nicolet
Andreas WüthrichV'L
Claude Nicole GrinVER
Jean-Claude GlardonSOC
David RaedlerVER
Pierre ZwahlenVER
Séverine EvéquozVER
Pierre FonjallazVER
Anne Baehler Bech
Didier LohriVER
Sylvie PodioVER
Céline MisiegoEP
Marc VuilleumierEP
Olivier Epars
Yves PaccaudSOC
Taraneh AminianEP
Elodie LopezEP

Document

21_POS_67-Texte déposé

Transcriptions

Visionner le débat de ce point à l'ordre du jour
M. Felix Stürner (VER) —

Ainsi que je l’ai rappelé dans le texte déposé, au cours des dernières années, différentes interventions dans ce Parlement se sont préoccupées de la place de l’enseignement de l’histoire et du civisme dans la scolarité obligatoire vaudoise. De fait, l’histoire se prête excellemment à un décryptage de l’actualité fourmillante qu’offrent, par exemple, les nouveaux médias, mais elle solidifie aussi l’assise citoyenne des élèves en leur permettant de s’orienter dans le monde d’aujourd’hui ainsi que dans celui de demain, espérons-le. Qui dit enseignement dit aussi support de cours. A ce titre, il faut évidemment saluer l’effort fourni par les cantons romands, regroupés pour l’occasion dans la Conférence intercantonale de l’instruction publique (CIIP) pour élaborer des manuels communs – les Moyens d’enseignement romands (MER).

Toutefois, en ce qui concerne les ouvrages consacrés à l’histoire et plus globalement aux sciences humaines et sociales (SHS), un examen de leur contenu pour les 9e, 10e et 11e années HarmoS a relevé de grosses lacunes, tant du point de vue méthodologique que de celui de la matière elle-même. Un certain nombre d’exemples sont donnés dans le postulat que j’ai déposé. Dès lors, soucieux d’une formation bonne et égalitaire des élèves, mais aussi d’un accompagnement adéquat des enseignantes et des enseignants, je m’interroge sur la manière dont les instances scolaires vaudoises pensent pallier ce manquement, d’une part par des formations à l’intention du corps enseignant et, d’autre part, par la production d’outils à même d’aider les élèves et notamment les plus faibles, ainsi que leurs enseignantes et enseignants, à appréhender la complexité de la matière historique afin de mieux comprendre le monde d’aujourd’hui. Je remercie donc d’avance le Conseil d’Etat de réserver un bon accueil à cette demande et de rendre compte sur les différentes questions posées.

Mme Laurence Cretegny (PLR) — Président-e

Le postulat, cosigné par au moins 20 membres, est renvoyé à l’examen d’une commission.

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