Point séance

Séance du Grand Conseil du mardi 27 octobre 2020, point 28 de l'ordre du jour

Texte déposé

Le 18.10.2018, 19 médias de renommée internationale, dont notamment les journaux Le Monde (F), Die Zeit (D) et Politiken (DK), publiaient le résultat d’une enquête de plusieurs années sur la pratique illégale de l’arbitrage des dividendes ou dépouillement des dividendes (« dividend stripping » en anglais), une pratique de fraude fiscale découverte en 2012 en Allemagne et qui aurait fait perdre pas moins de 55 milliards d’Euros en 15 ans aux administrations fiscales de 11 pays européens, dont la Suisse.

Parmi les pays les plus touchés, on trouve l’Allemagne, avec pas moins de 31.8 milliards d’euros de pertes fiscales, suivie par la France avec environ 17 milliards d’euros.

L’arbitrage des dividendes, ou parfois « le dépouillement des dividendes », est une technique fiscale inventée à partir de 2001 en Allemagne par un avocat fiscaliste nommé Hanno Berger. Cette technique permet de réduire, voire supprimer, l’imposition d’actions cotées en Bourse, et peut se pratiquer sous deux formes différentes, la forme CumCum et la forme CumEx.

Forme CumCum

Dans sa forme simple, dite CumCum, la technique consiste pour un propriétaire d’actions (A) domicilié dans un pays soumis à l’imposition des dividendes (pays A) à transférer artificiellement, et provisoirement, juste avant le versement du dividende, la propriété de ses actions à un partenaire (B) situé dans un pays à faible ou nulle imposition (pays B), cela pour éviter de payer l’impôt sur ce dividende dans son pays de domiciliation fiscale (pays A).

Après avoir touché le versement du dividende, le partenaire B revend les actions à son propriétaire originel A. Le dividende récupéré par le partenaire B, faiblement taxé dans le pays B, voire pas taxé du tout, est ensuite réparti entre le propriétaire des actions A et le partenaire B qui l’a aidé, cela selon une clé de répartition souvent préalablement définie.

S’agissant spécifiquement de la Suisse, un propriétaire d’actions situé à l’étranger peut vendre à une banque suisse les actions qu'il possède peu avant le versement du dividende. Cette banque suisse revendique ensuite le remboursement intégral de l’impôt anticipé sur le dividende, ce que ne peut généralement pas faire le propriétaire d’actions situé à l’étranger. Après le versement du dividende, les actions sont revendues par la banque suisse à leur propriétaire étranger originel, et la majeure partie du dividende lui est remise par la banque suisse avec le prélèvement au passage d’une commission.

Forme CumEx

Dans sa version plus complexe, dite CumEx, la technique consiste à échanger rapidement des grandes quantités d’actions entre plusieurs partenaires situés à l’étranger et/ou en Suisse peu de temps avant le versement du dividende (vente à découvert ou « short-sale » en anglais), et ainsi à faire perdre aux services fiscaux la connaissance de qui est le propriétaire exact des actions. Après le versement du dividende, le partenaire qui a obtenu le dividende réclame le remboursement de l’impôt anticipé, selon qu’il est suisse ou au bénéfice d’une convention contre les doubles-impositions s’il est étranger. Les autres partenaires, qu’ils soient suisses ou étrangers, réclament cependant eux aussi le remboursement de l’impôt anticipé, alors même qu’ils ne l’ont jamais payé, au motif ici aussi qu’ils étaient eux aussi les propriétaires des actions avant le versement du dividende.

Ne sachant finalement souvent pas qui était le véritable propriétaire des actions lors du versement du dividende, l’administration fiscale finit par octroyer plus d’une fois le remboursement de l’impôt anticipé, et les fraudeurs parviennent ainsi à se faire rembourser plusieurs fois une taxe qui n’aura été payée qu’une seule fois, chose clairement constitutive d’une fraude fiscale.

En résumé, non seulement cette technique d’arbitrage/dépouillement des dividendes permet dans ses deux formes d’échapper à l’impôt, mais elle peut aussi permettre dans sa forme la plus complexe, la forme CumEx, d’en gagner au détriment d’un Etat.

S’agissant de la Suisse, l’Administration Fédérales des Contributions (AFC) observait ainsi déjà dès 2006 plusieurs demandes identiques de remboursement de l’impôt anticipé pour des montants importants par des personnes situées à l’étranger. Elle a de ce fait pris dès le 01.04.2008 des mesures pour limiter le remboursement de l’impôt anticipé sur les bonifications de revenu effectuées par des banques étrangères (circulaire no 21, 1-021-V-2008), suspectant des possibles fraudes fiscales.

A ce propos, dans une réponse du 10.05.2017 à une question de la Conseillère nationale Jacqueline Badran (PS/ZH) (Question 17.1009) au sujet de l’ampleur en Suisse de la fraude fiscale par la technique de l’arbitrage/dépouillement des dividendes, le Conseil fédéral est extrêmement laconique. Tout au plus, jusqu’à la date de la réponse, il indique n’avoir dénombré l’emploi de cette technique que par 160 requérant-e-s d’une demande de remboursement de l’impôt anticipé. Parmi elles et eux, environ 90% se trouvaient à l’étranger.

Sans d’ailleurs entrer dans les détails, le Conseil fédéral indique dans cette même réponse que rien que pour l’année 2016, la somme totale des demandes de remboursement qui devaient faire l’objet d'un examen détaillé était de 760 millions de francs, donnant finalement par là un indice sur l’ampleur potentielle des pertes fiscales subies en 2016 par la Suisse à cause de cette technique.

Puis, dans une réponse du 22.05.2019 à une nouvelle question de la Conseillère nationale Jacqueline Badran formulée cette fois dans une Interpellation (Interpellation 19.3339), une question demandant les estimations du Conseil fédéral quant au montant des recettes fiscales perdues durant ces 20 dernières années suite à des opérations d’arbitrage/dépouillement de dividendes en tous genres, le Conseil fédéral indique une fois de plus laconiquement ne pas
avoir de données suffisantes qui lui permettent de fournir des indications fiables sur le montant des recettes fiscales perdues. Le Conseil fédéral indique cependant dans sa réponse que des engagements conditionnels d’un montant de 479 millions de francs ont été inscrits au compte de la Confédération à la fin de l’année 2018 pour les cas d’arbitrage/dépouillement de dividendes qui n’ont pas encore été clos par une décision de Justice entrée en force à la suite des procédures ouvertes par l’AFC. En indiquant ce montant, le Conseil fédéral donne finalement une nouvelle fois un indice sur l’ampleur possible des pertes fiscales dues à cette technique de fraude fiscale, soit vraisemblablement plusieurs milliards de francs depuis leur existence.

C’est bien d’ailleurs l’ampleur de cette technique de fraude fiscale qui occupe entre autres aujourd’hui la Justice allemande, laquelle s’est saisie depuis 2012 des cas de fraudes découverts par son administration fiscale, renvoyant aujourd’hui devant les tribunaux les principaux protagonistes de cette pratique, une pratique à laquelle en tout cas quatre banques suisses se seraient adonnées à partir de 2005 au détriment des autorités fiscales allemandes, soit la banque Sarasin, la banque Crédit Suisse, la banque Zürcher Kantonalbank (ZKB) et la Banque Cantonale Vaudoise (BCV), des banques auxquelles la Justice allemande a clairement demandé des comptes ces derniers mois.

A la lumière des tous ces éléments, on peut donc aujourd’hui clairement se poser la question de savoir quelle est l’ampleur des pertes fiscales qu’a subies le Canton de Vaud depuis la mise en place de cette technique de fraude fiscale, et surtout quelle est l’implication de la Banque Cantonale Vaudoise dans cette fraude, en particulier au détriment de son principal propriétaire, le Canton de Vaud.

Aussi je pose les questions suivantes au Conseil d’Etat.

1. Quelle est l’ampleur depuis 2001, en francs et par année, des pertes fiscales subies par le Canton de Vaud par l’utilisation de la technique de l’arbitrage/dépouillement des dividendes de forme CumCum et CumEx ?
2. Quelles sont les mesures concrètes prises par l’Administration Cantonale des Impôts et envers l’Administration Fédérale des Contributions pour repérer les cas de fraudes fiscales employant la technique de l’arbitrage/dépouillement des dividendes de forme CumCum et CumEx ?
3. Quel est le rôle exact qu’aurait joué la Banque Cantonale Vaudoise dans la fraude massive alléguée à l’échelon européen utilisant la technique de l’arbitrage/dépouillement des dividendes de forme CumCum et CumEx menant à des pertes fiscales de pas moins de 55 milliards d’Euros dans 11 pays, dont la Suisse ?
4. En particulier, la Banque Cantonale Vaudoise a-t-elle servi comme banque partenaire de dépôt d’actions en achetant des actions à des client-e-s étranger-ère-s, puis en réclamant à leur profit le remboursement de l’impôt anticipé sur les dividendes, tout en revendant ensuite à ces mêmes client-e-s leurs actions après rétrocession partielle à elles et eux des dividendes (CumCum) ?
5. En particulier, la Banque Cantonale Vaudoise a-t-elle mis en place, favorisé ou participé à des transactions rapides d’achat d’actions (ventes à découvert, « short-sale ») entre plusieurs partenaires en Suisse et/ou à l’étranger pour permettre à ceux-ci de se prévaloir ensuite du remboursement de l’impôt anticipé sur les dividendes, et donc dans certains cas de se prévaloir d’un ou plusieurs remboursements injustifiés de cet impôt ?
6. Comment le Conseil d’Etat apprécie-t-il le fait que la Banque Cantonale Vaudoise, une banque dont il est l’actionnaire majoritaire et qui doit servir les intérêts du Canton de Vaud, aurait pu employer une technique de fraude fiscale péjorant ses rentrées fiscales ?
7. En particulier, comment le Conseil d’Etat a-t-il sanctionné, ou comment sanctionnerait-t-il ce comportement, et quelles sont les mesures qu’il a prises ou prendra, pour éviter que la Banque Cantonale Vaudoise n’utilise et/ou ne favorise à l’avenir des techniques de fraude fiscale, anciennes ou nouvelles ?

Pour terminer, il est à relever que le créateur et principal protagoniste de cette fraude fiscale, Hanno Berger, réside en Suisse à Zuoz (GR), et ferrait vraisemblablement l’objet d’une demande d’extradition vers l’Allemagne pour répondre de ses délits devant la Justice allemande à l’occasion des multiples procès en cours, s’il ne devait pas comparaitre aux audiences.

Merci de nous renseigner.

Conclusion

Souhaite développer

Liste exhaustive des cosignataires

SignataireParti
Stéphane MontangeroSOC
Stéphane BaletSOC
Muriel ThalmannSOC
Sébastien PedroliSOC
Alberto CherubiniSOC
Anne-Sophie BetschartSOC
Salvatore GuarnaSOC
Nicolas MattenbergerSOC
Olivier GfellerSOC
Valérie InduniSOC
Julien EggenbergerSOC
Daniel TrollietSOC
Jessica JaccoudSOC
Carine CarvalhoSOC
Jean TschoppSOC
Alexandre DémétriadèsSOC
Jean-Claude GlardonSOC
Cédric EchenardSOC
Delphine ProbstSOC
Amélie CherbuinSOC
Monique RyfSOC
Yves PaccaudSOC
Muriel Cuendet SchmidtSOC
Claire Attinger DoepperSOC
Isabelle FreymondSOC
Hugues GanderSOC
Arnaud BouveratSOC
Myriam Romano-MalagrifaSOC
Taraneh AminianEP
Eliane DesarzensSOC
Denis CorbozSOC
Vincent JaquesSOC
Sébastien CalaSOC
Pierre DessemontetSOC

Transcriptions

M. Alexandre Rydlo (SOC) —

Le 18 octobre 2018, dix-neuf médias de renommée internationale publiaient le résultat d’une enquête de plusieurs années sur la pratique illégale de l’arbitrage des dividendes ou dépouillement de dividendes — « dividend stripping », en anglais. Une pratique de fraude fiscale découverte en 2012 en Allemagne qui aurait fait perdre pas loin de 55 milliards d’euros en quinze ans aux administrations fiscales de onze pays européens, dont la Suisse. Parmi les pays les plus touchés, on trouve l’Allemagne — avec pas moins de 31,8 milliards d’euros de pertes fiscales — suivie par la France  avec environ 17 milliards d’euros.

L’arbitrage des dividendes, ou parfois nommé le dépouillement des dividendes, est une technique fiscale inventée à partir de 2001 en Allemagne par un avocat fiscaliste nommé Hanno Berger. Cette technique permet de réduire, voire de supprimer, l’imposition d’actions cotées en Bourse. Elle peut se pratiquer sous deux formes différentes : la forme CumCum et la forme CumEx. Sans entrer dans les détails techniques financiers, cette technique d’arbitrage ou de dépouillement de dividendes permet, dans ses deux formes, d’échapper à l’impôt, mais dans sa forme la plus complexe — la forme CumEx — elle peut aussi permettre d’en gagner au détriment d’un Etat. C’est d’ailleurs l’ampleur de cette technique de fraude fiscale qui occupe, entre autres, la justice allemande, laquelle s’est saisie depuis 2012 des cas de fraude découverts par son administration fiscale, renvoyant aujourd’hui devant les tribunaux les principaux protagonistes de cette affaire. Une pratique à laquelle quatre banques suisses en tout cas  se seraient adonnées à partir de 2005, au détriment des autorités fiscales allemandes, soit la banque Sarasin, le Crédit Suisse, la Zürcher Kantonalbank (ZKB) et la Banque Cantonale Vaudoise (BCV), des banques auxquelles la justice allemande a clairement demandé des comptes ces derniers mois.

A la lumière de tous ces éléments, on peut clairement se demander quelle est l’ampleur des pertes fiscales subies par le canton de Vaud depuis la mise en place de cette technique de fraude fiscale et surtout quelle est l’implication de la BCV dans cette fraude, en particulier au détriment de son principal propriétaire, le canton de Vaud. Aussi, je pose, entre autres, les questions suivantes au Conseil d’Etat :

1.        Quelle est l’ampleur, depuis 2001, en francs et par année, des pertes fiscales subies par le canton de Vaud par l’utilisation de la technique de l’arbitrage ou dépouillement des dividendes de forme CumCum et CumEx ?

2.        Quelles sont les mesures concrètes prises par l’administration cantonale des impôts et envers l’administration fédérale des contributions pour repérer les cas de fraude fiscale employant la technique de l’arbitrage ou dépouillement des dividendes de formes CumCum et CumEx ?

3.        Quel est le rôle exact qu’aurait joué la BCV dans la fraude massive alléguée à l’échelon européen utilisant la technique de l’arbitrage ou dépouillement des dividendes de formes CumCum et CumEx menant à des pertes fiscales, dont pas moins de 55 milliards d’euros dans onze pays, dont la Suisse ?

4.        Comment le Conseil d’Etat apprécie-t-il le fait que la BCV, une banque dont il est l’actionnaire majoritaire et qui doit servir les intérêts du canton de Vaud, aurait pu employer une technique de fraude fiscale péjorant ses rentrées fiscales ?

Mme Sonya Butera (SOC) — Président-e

L’interpellation est renvoyée au Conseil d’Etat qui y répondra dans un délai de trois mois.

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